Compte rendu de l'ouvrage de Ch. Müller, Der Kadi und seine Zeugen..., Harrassowitz, 2013

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Ce livre dont les travaux ont été depuis longtemps entamés par l’auteur, fait en quelque sorte suite aux recherches de Donald Little[1] dont il tire d’ailleurs en partie sa substance. Mais au-delà des préoccupations qui motivaient la recherche chez Little, l’intérêt de Christian Müller ( = Ch. M.) dans cette réalisation monumentale est porté exceptionnellement sur la cour de justice mamelouke dont il a tenté de reconstituer aussi bien la structure que les divers mécanismes de fonctionnement en plaçant le juge et ses témoins au centre de sa démarche analytique.

Dans l’introduction générale (p. 2-26) l’auteur rappelle l’importance de ce type d’étude en matière de droit musulman et insiste sur l’articulation qu’il nécessite entre plusieurs domaines à la fois qui se rejoignent tous dans celui de la justice : la littérature juridique et judiciaire, l’histoire et les biographies des juges et des hommes de justice etc. L’apport de ses prédécesseurs a été souligné dans son importance comme dans ses limites par le rappel des travaux de, D. Little, D. Richards E. Tyan etc. Somme toute : on est invité à une visite guidée de la cour de justice mamelouke en présence des protagonistes en action. Sur plus de 600 pages l’auteur prend la mesure de la réalité judiciaire à travers les documents du Ḥaram al-Šarīf et réussit à dresser un état des lieux d’une précision rarement atteinte en la matière. Toutes les étapes de la procédure judiciaire sont explorées de manière à mettre en lumière la tâche multiple du qāḍī qui passe de l’observateur de la chose à juger, à sa confirmation puis au jugement définitif qu’il rend en conséquence.

Les termes techniques arabes en nombre dans ce livre, accompagnent systématiquement les moindres développements dans le but de clarifier ou du moins de délimiter le sens parfois incertain des termes allemands proposés en traduction. Répondent à ce traitement plusieurs expressions et formules clés qui reviennent souvent dans les actes légaux du  Ḥaram al-Šarīf et d'époque mamelouke en général, translittérés ou parfois rédigés en caractères arabes.  

L’ouvrage se présente en huit chapitres précédés d’une introduction générale qui renferme en partie le plan de l’étude. Le premier chapitre qui est aussi le plus long (p. 27-158) est dédié aux documents tous types confondus, aussi bien les légaux (Zeugenurkunden) que les officiels et privés traités sur cinq sous-chapitres distincts : acte légal, comptes commerciaux et administratifs, documents relatifs aux sociétés et aux affaires juridiques, déclaration ou disposition unilatérale (yaqūl), décrets officiels. Le deuxième chapitre (p. 159-208) est consacré à la présentation du corpus du Ḥaram al-Šarīf d’un point de vue historique : plusieurs périodes (allant de 703 à 798 de l’hégire) qui se réfèrent à des lieux (villages objets de fondation, Jérusalem, Nābuls) et des personnages historiques parmi les juges en exercice, savants et juristes notoires. Le troisième chapitre (p. 209-327) traite entièrement de la cour de justice (das Gericht) à Jérusalem en mettant l’accent sur la structure pyramidale de l’institution judiciaire et les attributions de ses acteurs pricipaux tels que les nā’ib al-ḥukm, naqīb al-ḥukm, amīn al-ḥukm. Bien que les deux écoles, ḥanafite et šāfiʿite soient prédominantes dans cette région, l’auteur opte pour l’étude de la période šāfiʿite afin de mettre en contraste cette dernière avec le ḥanafisme. C’est dans cette perspective qu'est examiné le tribunal tant dans sa composition que dans son système judiciaire : personnels, témoins instrumentaires et juges etc. L’auteur aborde ensuite dans le quatrième chapitre (p. 329-388) la procédure judiciaire sous toutes ses formes autant que puissent en témoigner les actes légaux conservés dans l’archive du Ḥaram al-Šarīf. Ainsi les étapes d’un processus judiciaire sont décrites et analysées depuis l’établissement de la preuve (das Beweisverfahren) à travers ses différentes typologies jusqu’à l’étape finale du jugement rendu. Au troisième sous-chapitre (p. 383-388) l’auteur s’est penché sur les autres marques protées par le juge dans un document, comme son motto,ʿalāma et autres expressions écrites de sa main, par lesquelles il spécifie un mode d’action de valeur judiciaire importante ainsi : ʿaqadahu baynahumā ʿalā l-wağhi l-šarʿī ….( p. 385), ou encore au début de documents de l’išhād où figure en premier ceci : ğarā ḏālika kaḏālika (ceci s'est déroulé ainsi, p. 387). Le rapport entre la cour de justice et l’Etat est méticuleusement étudié dans le cinquième chapitre au long de cinq sections traitant chacune d’un aspect caractéristique de ce rapport. Un tableau (p. 392) est proposé pour récapituler le nombre d’inventaires qui ont eu lieu mensuellement entre l’année 793 et 797 de l’hégire, puis un autre tableau s'étendant sur trois pages (p. 447-449), relatif à une comptabilité entre les recettes tirées d’une vente aux enchères et les dépenses qu’elles ont nécessitées durant la seule année 790 de l’hégire. La gestion financière sous les Mamelouks à cette époque intègrait les recettes tirées des ventes aux enchères immobilières en plus d’autres sources diversifiées dont l’auteur établit la corrélation de gestion avec le personnel préposé à la gestion financière. Le sixième chapitre (p. 467-508) revient, pour une analyse poussée, sur le système judiciaire mamelouk. Il en examine de près l’activité judiciaire sur six sous-sections consécutives sans perdre de vue la fonction et l’usage de l’écriture (p. 502-503). Le statut des documents du Ḥaram al-Šarīf, autrement dit la question de savoir s'il s’agit d’une réelle archive au sens où on l’entend en Occident ou d’une somme de documents sauvés de la destruction en raison d’une affaire de corruption; cette question constitue la matière du septième chapitre. D’ailleurs, à cette question l’auteur avait consacré d’ores et déjà une étude fouillée publiée sous forme d’article[2]. Malgré sa concision, la conclusion qui forme également le huitième chapitre (p. 529-530) insiste sur la richesse de ce fonds du Ḥaram al-Šarīf qui, tel un miroir de la justice en exercice à cette époque, a permis de renouveler la recherche sur le système judiciaire mamelouk.

Suivent plusieurs annexes (p. 531-583) : 1) celui des noms de témoins instrumentaires rattachés à leur document respectif entre l’an 793 et 798 de l’hégire ; 2) celui des signatures de certains d’entre ces témoins où l’auteur propose sous le nom de chaque témoin la date exacte comprenant le jour et le mois ainsi que l’emplacement de sa signature (p. 535-575) ;  3) liste des documents du Ḥaram al-Šarīf publiés ; puis une bibliographie générale (p. 584-595), et enfin trois index distincts (p. 597-632) : termes techniques arabes, noms de personnes à l’exclusion des auteurs contemporains, les documents du Ḥaram al-Šarīf. Les seules images proposées de ce fonds se résument à sept dont les planches clôturent ce livre. L’auteur les a estimées les plus représentatives de l’ensemble de ce fonds dont voici les numéros d’inventaire :  Ḥaram 39, 46, 133, 181, 215, 333, 649.

Le soin et le sérieux de cette étude ne laissent aucun doute quant au rôle central du juge et de ses témoins instrumentaires dans le fonctionnement du système judiciaire. De plus, l’identification minutieuse des personnages cités et la détermination de leur fonction et statut respectifs ainsi que leur rapport à l’Etat font de cette étude une véritable enquête policière qui ne laisse rien passer sans examen. L'on oserait presque dire, en espérant nous tromper, que l'on n’aura pas de sitôt de suite équivalente à cette sommité d’analyse.

Lahcen Daaif

 


[1]. Little Donald, A Catalogue of the Islamic Documents from al-Ḥaram aš-Šarīf in Jerusalem, Beirut, 1984.

[2]. Christian Müller, « The Ḥaram al-Šarīf Collection of Arabic legal documents in Jerusalem : a Mamlūk court archive ? », in al-Qanṭara, 32 (2011), p. 435-459.