Isğāl et Išhād (justice mamelouke)

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Lahcen DAAÏF

En effet, le nombre d'isğālāt et d'išhādāt de l'époque mamelouke est d'autant plus considérable qu'il nécessite du temps et d'ample investigation pour en mesurer l'étendue d'une manière significative à défaut de l'exhaustivité. D'autant que la question de la typologie des documents légaux mamlouks s'impose d'emblée au vu de nombreux points d'interrogation auxquels les traités notariaux (kutub al-šurūṭ) n'ont apporté que peu de réponses. Il serait donc judicieux de mettre au jour le plus grand nombre possible de kutub al-šurūṭ comme prélude à l'étape de la typologie afin d'éviter un double travail qui risquerait de rendre la tâche encore plus prenante qu'elle ne l'est déjà. S'ils doivent faire partie de l'ensemble consulté, les kutub al-šurūṭ antérieurs (Ṭaḥāwī, Ṭaḥāwī’s Kitāb al-šurūṭ al-kabīr,  par exemple) et ceux d'une aire géographique éloignée (al-Andalus avec Ibn al-ʿAṭṭār al-Umawī, Kitāb al-Waṯā'iq wa-l-siğillāt, Ḫurāsān avec Saraḫsī, al-Mabsūṭ '' K. al-šurūṭ'' vols. 30 ; Yarqand etc.) permettraient de porter une réflexion d'ordre comparatif sur les isğālāt et išhādāt mamelouks, et ce faisant d'accentuer le contraste en matière de pratique notariale entre mamelouks d'une part et les générations précédentes et les autres pays musulmans contemporains d'autre part.

Par cette approche qui privilégie l'analyse quantitative, les deux types de documents mamelouks qui nous intéressent gagneront, nous en sommes persuadé, en clarté et par là même leur spécificité juridique sera davantage dégagée. A vrai dire la base de données CALD demeure pour le moment le seul outil efficace et disponible qui puisse satisfaire à ces exigences de recherche que nous avons énumérées relativement aux documents légaux mamelouks. Il s'agit donc de faire la lumière sur la tradition notariale mamelouke dont les éléments indicatifs apparaissent clairement au travers des documents de la pratique judiciaire, à savoir les actes légaux dont nous disposons en quantité dans CALD, en vue de mettre en exergue les particularités distinctives des pièces légales dites Isğālāt et išhādāt. A condition cependant que ces particularités soient autres que celles déjà consignées dans les ouvrages notariaux contemporains et surtout Ğawāhir al-ʿuqūd, d'al-Asyūṭī. Effectivement celui-ci a fait état de plusieurs règles formelles auxquelles devait se conformer tout acte d'isğāl à son époque. Plus au moins observées, ces règles laissaient le champ libre à l'inventivité du copiste ou du juge dans la mesure où l'amélioration de la forme avait pour objet premier l'efficacité pratique en matière procédurale.

Aussi devons-nous prendre conscience que nous traitons ici d'une des disciplines centrales de la jurisprudence musulmane, savoir le notariat. Celui-ci est au coeur de la thèse que porte notre projet européen ILM (Islamic Law Materialized), selon laquelle la pratique notariale, tout en gardant son lien de dépendance avec le droit musulman, traduit un processus d'innovation permanent d'un point de vue strictement pratique : il propose des modèles formels en fonction des besoins liés aux changements de l'époque et du milieu. De là hélas, la thèse séduisante bien qu'intenable émise par certains islamisants notoires (dont J. Schacht) suivant laquelle le notariat (parce que justement peu étudié, pour ne pas dire ignoré dans la discipline juridique) se serait trop distancé du droit musulman avec lequel il n'entretiendrait en conséquence que des relations fortuites qui n'implique pas de mécanisme de cause à effet. Somme toute : le droit musulman ne constituerait pas alors la source principale du ʿilm al-šurūṭ, qui se tient comme une discipline jouissant d'une autonomie qui reste à mesurer ?

Mais la réalité des liens historiques entre l'exercice de la pratique notariale et le droit normatif dans le monde musulman ne laisse plus de doute. Les juges et l'ensemble du personnel de l'appareil judiciaire mamelouk sont, au même titre que leurs pairs musulmans partout ailleurs, animés par ce même souci d'adaptation sans jamais se défaire totalement du substrat juridique musulman. Par ailleurs, bien qu'il existe une différence mineure entre le modèle d'isğāl pratiqué en Bilād al-Šām et celui adopté en Egypte, les deux témoignent de cette adaptation dans leurs actes légaux respectifs. L'histoire judiciaire qui s'en est suivie en dépit de ces menues différences d'ordre formel visibles dans les textes, dépendera dès lors de l'étude et l'analyse qui auront été faites de ces actes. Pour en donner un exemple, on se bornera aux trois passages rédigés en gras (qalam ġalīẓ) que l'on trouve dans ces deux modèles géographiquement voisins (actes de Ḥaram al-Šarīf et ceux de Sinaï) : le paraphe spécial du juge (ʿalāma), la date écrite de sa main et la ḥasbala en tant que formule rituelle clôturant l'acte que suivent les išhādāt.

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