Travaux et débat

Compte rendu

 

Dans un article "us, coutumes et droit coutumier dans le fiqh malikite" publié en 2012 dans " La légitimation du pouvoir au Maghreb médiéval : de l'orientalisation à l'émancipation" Ch. Müller a soulevé certaines questions qui méritent notre attention. En une vingtaine de pages (pp. 35-54) l'objectif de l'auteur était principalement d'étudier le concept de ʿurf, mettant en exergue les rapports de " tensions" avec le droit sacré qui le caractérise. C'est à partir de l'étude du cas d'al-imâsa, comme réalité sociale et économique que l'auteur a cherché à comprendre comment le droit coutumier est intégré dans le fiqh malikite. Le regard est focalisé ainsi sur l'espace maghrébin et andalou. Une idée fort répondue est mise en doute dès le premier paragraphe. L'auteur a mis l'accent sur le caractère hermétique caractérisant les deux concepts de ʿurf (bon usage) et de ʿāda (habitude). Ces deux notions, parfois évoquées ensembles ou séparément, ont une fonction juridique totalement différente au sein de l'école malikite.

Même si ces deux concepts qui font allusion à des faits sociaux, semblent identiques dans la pratique, ils sont complètement différents. Seul le ʿurf est pris en considération par les juges comme un moyen supplémentaire afin de prouver la réalité en cas de désaccord entre deux parties. A ces deux notions s'ajoute le ʿamal "jurisprudence habituelle" autrement dit la pratique judicaire locale. Dans cet article Ch. Müller a essayé de voir à travers une palette de sources et de divers cas dans lesquels le droit coutumier a été intégré "en tant que système normatif" et coexiste avec le droit malikite comme ordre normatif. Où se place le cadi dans ses décisions face à une situation où le ʿurf, ʿāda sont fortement suivis.

 

Est-il possible de distinguer avec aisance entre un "fait social" et un "discours juridique" comme l'a envisagé l'auteur dans cet article.

Serait-il facile, pensons-nous, de pouvoir extraire ce discours normatif fondé par les juristes sur la notion de ʿurf et de ʿâda de ce qu'on peut vaguement appeler des normes sacrées dont le Coran et la sunna sont les sources d'inspiration.

Reprenons l'exemple du contrat de ḫimāsa, existant depuis des siècles au Maghreb, conclu entre un paysan et le propriétaire terrien et qui pose deux problèmes pour les juristes dans ce que l'auteur appelle " droit systématique". Ce contrat pose un problème de classement. Il est classé tantôt comme un contrat de "louage de service" et dans d'autre situation comme une "association" šarika. Autre problème qui se pose également : celui de l'incertitude du salaire et de la quantité du travail à effectuer tout au long de la durée du contrat. L'auteur de l'article a voulu démontrer, l'incompatibilité de ce "phénomène" sociale et légale avec les normes du droit musulman, est explicite. Car ce type de contrat porte les principes de deux interdictions coraniques du ribâ (gains spéculatifs) et du gharar (aléa).    

L'étude de la question à travers les avis de quelques juristes permis à l'auteur d'en tirer quelques conclusions. Nous nous contentons de la plus importante, jugeons-nous, celle de l'attachement de la juridiction, dans le domaine agricole et notamment pour le cas du contrat de la ḫimâsa au droit coutumier appliqué au Maghreb.

Après avoir distingué les différentes dimensions linguistiques de deux notions - ʿâda et ʿurf – et en retraçant leur évolution dans les œuvres juridique, la première conclusion qui nous interpelle c'est qu'elles ne sont en aucun cas cités dans le Muwaṭṭa' de Mâlik ni dans la mudawwana de Suḥnûn. Cette absence dans les œuvres fondamentales du malikisme et leur apparition tardive (vers le XI siècle) laisse penser que ces deux notions (ʿurf et ʿâda) n'ont pas participé à "l'élaboration des doctrines juridiques de base". Ce constat a conduit l'auteur à examiner l'existence et l'évolution d'une telle pratique sociale en tant que coutume et habitude collective sunnat al-balad dans son rapport avec le système juridique malikite. Cette transition " dans le discours juridique" vers ce que nous appelons ʿurf et ʿâda, auxquels une normativité est attribuée, reste un peu ténébreuse. Aux yeux de l'auteur elle n'a pas existée.   

 Mais ce qui est sûr, comme le montre Ch. Müller, c'est que ces notions ont pris de l'importance chez les juristes dans le droit de construction et de voisinage afin de légitimer certaines pratiques sociales (Voir p. 46). Ajoutons à ce constat, grâce à une analyse juridique détaillée de quelques faits sociaux, que le constat est captivant. Contrairement à d'autres chercheurs, le ʿurf et la ʿâda correspondent pour Ch. M à des " concepts juridiques différents … même s'ils pouvaient se référer au même fait social". (Voir p. 46).

 

Al-ʿurf, peut être considéré comme une condition qui s'ajoute à un contrat notamment dans les moments de conflit ou de rigueur d’où la règle "le bon usage correspond à la condition du contrat". En cas de litige au sein d'une famille, le (ʿurf), sauf une preuve contraire, est désigné par les juristes comme "témoin en faveur de la femme". En revanche, devant les tribunaux, une habitude ʿâda, - "phénomène répétitif"- n'est pas considéré comme présomption par le juge "sans preuve supplémentaire". D'où la conclusion selon laquelle la ʿāda n'est pas un droit coutumier mais un "élément du droit appliqué dans certains domaines juridiques" (voir p. 53).  Devant le manque des normes juridiques réglant quelques domaines de la vie sociale, les normes du droit coutumier furent intégrées en tant que complément du "droit sacré". C'est cette dialectique entre l'universel et le particulier qui les unit et qui les rapproche.  

Pour revenir à l'exemple de la imâsa, il n'est un ʿurf ni une ʿâda mais une jurisprudence habituelle ʿamal (pratique) qui fut appliqué dans la société maghrébine et qui est spécifique à l'école malikite. Comme pratique exceptionnelle, selon le contexte historique, elle se "distingue de la doctrine malikite", qui se fonde sur des bases claires et sacrées, elle s'applique pour justifier un besoin social, arūra, ou pour le bien de la communauté (malaa). Seuls les juristes sont capables d'appliquer le ʿamal en tant que droit coutumier déjà intégré comme une norme de droit par la "jurisprudence des fuqahā' comme le constate Ch. Müller à (la page 53).

Le droit coutumier est souvent exclu volontairement par les juristes qualifiés (fuqahâ') de la tradition juridique, car il est "en contradiction avec la systématique" comme fut le cas avec le système de la imâsa. Les juristes n'ont pas intégré le droit coutumier dans les normes juridiques, mais ils se sont intéressés à l'étude des différents phénomènes sociaux qui se manifestaient dans une période ou une autre.  

 

La survivance et la vitalité de quelques coutumes dans les sociétés musulmanes nous incitent à reprendre l'étude de ces deux systèmes - droit coutumier et droit sacré- qui ne s'opposent pas radicalement mais souvent ils se complètent. Cette étude, très fouillée, est sans doute une riche contribution à la connaissance du droit coutumier d'un point de vue sociologique.